La privatisation de TF1

Jamais dans l’histoire de la télévision une décision aussi lourde de conséquences et de symbole ne fut prise. Pourtant en 1986 le nouveau gouvernement élu décida de privatiser la plus ancienne et la première chaîne de télévision française…
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Depuis 10 ans s’était amorcée en France l’idée d’une libéralisation de l’audiovisuelle. La droite en 1975 n’avait pas encore osé ouvrir la boîte de Pandore de la télévision commerciale mais avait fait un premier pas en créant différentes sociétés de télévision publiques issues de l’éclatement de l’ORTF. Ce fut paradoxalement le gouvernement de gauche qui libéralisa véritablement l’audiovisuel avec la création de la première chaîne privée à péage en 1984 (Canal+) et les premières chaînes privées gratuites en 1986 (La Cinq et TV6). La droite sentait probablement qu’elle avait manqué un rendez-vous dans cette thématique et c’est ainsi qu’ayant remporté les élections législatives de 1986, amena dans ses bagages une politique globale d’évolution du paysage audiovisuel français. Cela passe par la création d’une nouvelle autorité la CNCL, nouvelle instance de régulation audiovisuelle succédant à la Haute Autorité. Il s’agissait de couper un peu plus le cordon ombilical qui reliait la radio et la télévision au pouvoir.
Cette réforme prévoyait également la privatisation de deux chaînes publics mais lesquelles ?
François Léotard, ministre de la culture et de la communication, souhaiterait que cela soit Antenne 2. La chaîne, depuis sa création en 1975, avait de bonnes audiences et possédait une image de canal innovant. Le souhait du ministre est qu’il y ait un pôle public rénové cohabitant avec un secteur privé. Cette redistribution des cartes devaient se faire sans « chasse aux sorcières et avec serrenité ». Le Premier Ministre d’alors, Jacques Chirac, défendait cette nouvelle vision audiovisuelle car il « n’est pas dans la vocation de l’Etat de gérer l’essentiel de la communication ». Concernant la privatisation, il penchait plutôt pour FR3 avec l’idée de scinder la chaîne en deux. Les stations régionales restant dans le domaine public et émettant sur le 5ème réseau qui serait redistribué. Quant aux troisième réseau nationale il serait ainsi confiée à un groupe privé.
Jusqu’à la désignation de ou des chaînes qui allaient quitter le service public, des personnalités débattaient sur le sujet à l’image des journalistes Jean-Marie Cavada et Yves Mourousi qui lors de l’émission Apostrophe sur Antenne 2 s’étaient positionnés en faveur d’une privatisation d’au moins une chaîne publique afin de rééquilibrer le paysage audiovisuel.
Pendant plusieurs semaines, il était quasiment certain que ce serait Antenne 2 qui aurait les honneurs de basculer ainsi dans le domaine télévisuel commercial.

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Puis le 14 mai 1986 ce fut la surprise à l’Assemblée Nationale. François Léotard annonça que TF1 serait privatisée et qu’Antenne 2 demeurerait la chaîne référence du service public. Quant à FR3, le gouvernement était en train d’étudier les différentes possibilités pour faire évoluer la chaîne.
La nouvelle électrisa l’hémicycle. La gauche s’indigna d’une telle décision et promis de tout faire pour que le gouvernement recule. Jack Lang, député socialiste, monta au créneau en mettant en avant que TF1 n’appartient à aucun gouvernement ni à aucun parti politique mais à l’ensemble des Français. Quant à la droite elle rappelle que lors du précédent gouvernement les 5ème et 6ème réseaux avaient été donnés en catimini sans vote de l’Assemblée.
Au sein de TF1 c’est également l’ébullition. Certains se sentent blasés ayant connus d’autres remous de la RTF à l’ORTF en passant par son éclatement, d’autres sont interrogatifs et se demandent quel sera leur avenir au sein de cette nouvelle entité. Une assemblée générale a immédiatement lieu où se dessine la volonté de grève immédiate à l’image de ce que souhaite le journaliste Jean-Claude Bourret. Chez les collègues d’Antenne 2 on reste dubitatif à l’image du journaliste Claude Sérillon qui se demande comment pourra survivre l’information dans une chaîne commerciale et donc qui se doit d’être rentable. Le soir même François Léotard est l’invité du 20h de TF1. Le choix s’est porté sur la chaîne car notamment celle-ci a vu sa production baisser ces dernières années notamment derrière Antenne 2 et que l’objectif est de répondre au « déferlement de la vague américaine ». TF1 qui est maintenant la chaîne numéro 1 en terme d’audiences connaît néanmoins 100 millions de francs de déficit.
Cela n’est pas dit mais il a fallu sans doute également trancher entre le choix d’Antenne 2 et d’FR3.
Le ministre de la communication insiste néanmoins sur le fait que la privatisation ne doit pas être vue comme une sanction mais comme une chance afin d’offre une production d’émissions françaises de qualité. La décision du choix du futur repreneur incombera à la CNCL, le gouvernement veut que tout cela se fasse dans la plus grande transparence.

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Déjà des groupes se positionnent quant au rachat de la Chaîne. Le groupe Hersant tout d’abord, propriétaire de nombreux titres de presse notamment du Figaro et proche du pouvoir. Le groupe Hachette qui, fort de son acquisition de la station de Radio Europe 1, souhaite asseoir son groupe de communication dans l’audiovisuel. La CLT, propriétaires des radios et télévisions RTL. Enfin le groupe Bouygues, société numéro 1 des bâtiments et travaux publics, qui souhaite se diversifier.

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Hervé Bourges, PDG de TF1 et homme de gauche, n’était pas favorable à cette privatisation. Il joue le jeu et fait savoir qu’il respectera bien la loi. Toutefois il se refuse à ce qu’on brade sa chaîne. Il faut dire que depuis deux ans il a travaillé avec Pascal Josephe au redressement de ce qui était un canal en retrait par rapport à Antenne 2 en terme d’audience.
Les passions se déchaînent avec des manifestations notamment d’artistes (avec en tête les acteurs Richard Berry et Bernard Giraudeau), des différents acteurs de la télévision publique et des grèves sur ces mêmes télévisions. Toutefois le projet ira bien à son terme.
Si le gouvernement souhaitait privatiser au départ deux chaînes de télévision publique il n’en sera rien au final. Les études faites sur FR3 amènent à la conclusion que la chaîne doit rester dans le secteur public en développant une thématique régionale et culturelle avec un rapprochement de la toute jeune société La Sept (qui prendra quelques années plus tard le visage d’Arte).
En attendant les candidatures se précisent pour TF1. Le groupe Hersant décide d’abandonner pour la Cinq. La CLT, quant à elle, se tourne vers la sixième chaîne. Quelques mois plus tard ces deux groupes auront ce qu’ils souhaitaient.
Restent en lice Jean-Luc Lagardère avec Hachette et Francis Bouygues avec le groupe Bouygues. Dès lors ce sera une lutte féroce qui s’engagera.

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©TF1/DR
Le 1er janvier 1987, c’est déjà la transition pour TF1 puisque la chaîne ne perçoit plus à compter de cette date la redevance audiovisuelle. Hervé Bourges souhaite valoriser l’entreprise dont il est le dirigeant. A cette même date une grande campagne de pub se met en place avec le slogan « Il n’y en a qu’une c’est la Une ». Le PDG étend les horaires de diffusion de la chaîne en ouvrant l’antenne plus tôt le matin et de nouveaux programmes commerciaux voient le jour à l’image du jeu « La Roue de la Fortune » qui fait toujours régulièrement le bonheur de ce canal.
Pendant ce temps, les deux principaux candidats constituent leur tour de table car ils savent qu’ils ne pourront se lancer seul dans l’aventure de cette reprise sans partenaires financiers. Hachette s’allie avec le groupe de publicité Havas. Cette alliance fait naître de nombreuses critiques. A cette époque Havas n’est pas encore privatisé. Donner les clefs de la chaîne à ce groupement reviendrait à faire revenir par la petite porte l’Etat au sein de TF1. Mais surtout d’autres groupes de publicitaires s’inquiètent de la situation hégémonique qu’aurait alors Havas. Comme le dit le publicitaire Jean-Claude Boulet cela reviendrait à ce qu’une même personne soit « Pharmacien, laboratoire et médecin en même temps ».
Du côté de Bouygues c’est avec le patron de presse britannique Robert Maxwell et 10 autres actionnaires (dont le groupe Bernard Tapie) que se constitue l’équipe de reprise.
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Le gouvernement annonce le prix de la chaîne. Ce sera 3 milliards de francs pour 50% du capital. 40% du capital sera pour le public et 10% pour le personnel de TF1.
Havas jette alors l’éponge estimant que c’est cher et que par ailleurs il n’y a pas de garantie sur la rentabilité d’un tel investissement. Déjà à ce moment-là le groupe Hachette se trouve en position de faiblesse. La date limite de dépôt des candidatures est fixée au 23 février 1987.
Le groupe Hachette tente de palier au départ d’Havas. Dans l’équipe qu’il se constitue alors on retrouve la banque BNP. Le problème est que c’est cette même banque qui avait participé à l’audit de la chaîne auprès du gouvernement et par conséquent elle ne peut faire partie du tour de table. Hachette dépose néanmoins son dossier de candidature le jour J en même temps que le groupe Bouygues et ses associés. Après ce dépôt de candidature, Hachette fera évoluer ses partenaires financiers. Bouygues déclarant alors que les règles ne sont pas respectés et que par ailleurs Hachette ayant eu des informations sur la privatisation via la BNP, l’appel à candidature est faussé. Bouygues se réserve alors le droit de faire les recours administratifs pour disqualifier Hachette.
Francis Bouygues souhaite gagner et s’en donner les moyens. Au delà de ces aspects juridiques, il lance une vaste politique de communication en interne et à l’extérieur. Ainsi en mars 1987 il s’offre deux pages de publicité dans la presse quotidienne. Lui et ses partenaires se présentent auprès du grand public sous le titre « La Une nous y croyons ». Bouygues rassure « Nous ne créons pas une télévision nouvelle. Nous sommes repreneurs d’une grande télévision qui existe. TF1 restera la télévision d’une grande majorité des Français c’est à dire une télévision pluraliste. ».
Patrick Le Lay, chargé de la diversification au sein du groupe Bouygues, entreprend de rencontrer un à un et plusieurs fois les 13 membres de la CNCL pour présenter l’entreprise, leurs projets…Il faut dire qu’Hachette apparaît comme le grand favori ayant déjà une expérience dans le domaine de la communication (Radio, presse) ce qui n’est pas le cas de Bouygues. Par ailleurs, le groupe s’appuie sur des journalistes reconnus pour la présentation de son dossier de candidature avec Etienne Mougeotte et Christine Ockrent.

En interne chez Bouygues, un entraînement intensif sous l’égide de Bernard Tapie a lieu pour que le jour J Francis Bouygues et ses partenaires puissent présenter leur projet sans difficulté et avec sérénité.
Le 3 avril 1987 a lieu le grand oral devant la CNCL. Celui-ci est diffusé en direct sur TF1. Hachette et ses partenaires passent le matin et Bouygues l’après-midi.
Patrick le Lay dira lors de cette présentation « Une chaîne de télévision qui prétend être la première en France ne peut le rester uniquement sur la diffusion des programmes les plus simples à absorber ». Antoine de Clermont-Tonnerre appuiera « Nous allons réserver des plages horaires pour la diffusion de programmes culturels de haut niveau. »
Il est à noter plusieurs années après c’est également Patrick Le Lay, devenu PDG de TF1, qui dira lors d’une conversation privée : «  Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective ‘business’, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. […] Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. […] ».
L’audition se termine avec la présentation de la maquette du futur siège de TF1 si Bouygues venait à l’emporter.

Le lendemain la CNCL vote et le résultat est sans ambiguïté : 10 voix pour Bouygues et 3 voix pour Hachette.
Le soir même les vainqueurs sont les invités du 20h de la Une. Francis Bouygues dira « Je suis très ému ce soir. Pour moi c’est un jour merveilleux. Merci au Président et aux membres de la CNCL de m’avoir fait confiance, ils ne seront pas déçus (….). Je conserverai tous les acquis (…). Les talents sont là, ils existent. La télévision nous donnera un nouvel élan »/
Le 6 avril 1987 Hervé Bourges rappelle que TF1 est « aujourd’hui en tête des audiences. Les équilibres budgétaires sont restaurés, les projets nombreux. Une éclatante santé de TF1 faisant tomber tous les arguments justifiant la privatisation de TF1 ».
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Bouygues constitue son équipe. Il embauche des personnalités qui avaient pourtant défendu le dossier Hachette à la CNCL comme Etienne Mougeotte. De simple repreneur Francis Bouygues souhaite devenir le complet opérateur et devient ainsi le PDG de la chaîne.
A l’écran la transition de TF1 public vers TF1 privé se fait le 15 avril lors de ce qui est appelé « La fête de TF1 » aux pyramides de Port Marly. Il ne s’agit ni d’un rendez-vous nostalgique ni d’un aurevoir à TF1 public mais plutôt d’un événement célébrant la chaîne et son avenir selon les organisateurs. Le 16 avril 1987, Hervé Bourges laisse son fauteuil à Francis Bouygues pour le premier conseil d’administration de TF1 privé.
La privatisation aura véritablement lieu en juillet 1987 avec l’introduction des actions TF1 en bourse.

Hervé Bourges pressenti un moment pour rester au sein de la chaîne quittera l’aventure.
Jean-Luc Lagardère n’abandonnera pas la télévision et rentera sa chance sur La Cinq pour une aventure tumultueuse.
Le groupe Bouygues arrivera à faire de TF1 plus qu’une chaîne, un groupe audiovisuel majeur en France et en Europe avec notamment la création d’autres chaînes à l’image de LCI. TF1 restera la chaîne numéro un en terme d’audience en France jusqu’à maintenant.
La chaîne consolidera son image de canal populaire et commercial amorcé sous la présidence d’Hervé Bourges.
Le secteur public enfin renforcera sa cohésion en se regroupe autour d’Antenne 2 et FR3 qui allaient ensuite bâtir les fondation de la maison France Télévisions.

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